top of page

 

Ce projet est le résultat de recherches menées par Paul Bonnarme en 2023 à l’Elías Querejeta Zine Eskola, durant une formation en programmation cinématographique. Ce projet prend comme point de départ, un constat personnel, le peu de représentation voire l’absence totale de récits queer provenant de la périphérie urbaine. Inspiré par des récits qui ont émergé ces dernières années, portés notamment par les voix de Fatima Daas, Marouane Bakhti, Alice Diop, proposant des représentations au-delà d’un imaginaire dominant ou catégorisant, mais bien complexe et mouvant, ce projet est né dans une double volonté : créer un lieu pour l’expression de ces voix manquantes, tout en réfléchissant à une façon alternative de les exprimer, d’élargir ou de s’émanciper de ce cadre.

 

 

 

MÉTHODE DE RECHERCHE 

 

Ce projet part d'une réalité empirique (d’abord personnelle, puis élargie à d’autres expériences en périphérie urbaine) et d'un champ théorique afin de répondre aux différentes problématiques rencontrées concernant l’expression d’une mémoire queer

J'entends par queer, au-delà d’une question (a)sexuelle ou (a)genrée, un désir de représentation et d’imaginaire plus large, donnant de l'espace à des voix alternatives, ne les forçant pas à se définir en termes fixes dans une scène hétéronormée. Le queer, quelque chose de changeant et de pluriel, pourrait donc signifier pour moi l'expression de ce qui résiste à cela et qui, lorsqu'il s'exprime, selon la forme qu'il prend, ironique, artificielle et débordante, ou instable et vulnérable, tente de complexifier et remettre en cause un imaginaire dominant. 

 

La réalité empirique se nourrit d'une relation intime avec un espace urbain et les effets qu'il a pu avoir sur des représentations et imaginaires.  Elle est confrontée à un champ théorique, particulièrement la théorie de la temporalité et la spatialité queer proposée par José Esteban Muñoz, Elisabeth Freeman et Marianne Hirsch pour penser différentes façons d'investir un manque mémoriel. 

 

Comment la particularité de cet espace périphérique et la spécificité d’une mémoire queer peuvent se répondre ?  Quels dispositifs cinématographiques pour les exprimer  ?

 

 

 

MANQUES MÉMORIELS : UNE APPROCHE PAR LA THÉORIE DE LA SPATIALITÉ ET DE LA TEMPORALITÉ QUEER 

 

 

J'ai vécu toute mon enfance dans cet espace, une ville hors sol, faite de béton, d'espaces verts et de centres commerciaux. Saint Quentin dans les Yvelines, résumée en quelques mots, une ville construite sur plan, faite d'ensembles résidentiels, un "espace entre deux", partagé entre la campagne et l'appel de la métropole. 

 

Une amie m’a dit un jour : "On ne vient pas d'une ville. Tu viens d'un tissu urbain. Tu es le blanc de l'œuf". Un espace auquel on se réfère non pas comme à une ville, mais comme à un réseau, un type d’habitat, une situation plutôt qu'un lieu réel. Un espace qui ne génère pas de sentiment d'attachement particulier. Une ville dans laquelle nous évoluons et grandissons, mais dans laquelle les singularités semblent être effacées, neutralisées. "Je ne viens pas de Saint Quentin en Yvelines, je viens d'ici, de la banlieue". 

 

Une ville qui semble sans histoire, une page blanche pour chaque nouvel habitant qui vient s'y installer, un cadre à inventer.  

 

Ville construite autour d'un centre commercial, comme d'autres villes nouvelles, Saint Quentin en Yvelines peut être considérée comme un lieu sans histoire ni mémoire, ce que Marc Augé appelle un "non-lieu ", c'est-à-dire un "espace qui n'est ni défini ni doté d'une identité". Quels effets cela peut-il avoir sur la construction d'une identité queer, d'un point de vue intime et dans l'imaginaire, sur les images générées ou à générer ? Quelles images et quels dispositifs nécessaires pour exprimer cette absence de mémoire ? 

 

Si cette ville peut être perçue comme un espace qui ne génère pas de sentiment d'appartenance ou d'identité, il est intéressant de la rapprocher de la notion d'espace liminal, utilisée en géographie queer pour décrire des espaces indéterminés, fluides, investis d'identités alternatives ou marginalisées, face à une spatio-temporalité hétéronormative : un espace indéterminé où le vide historique et mémoriel apparent peut être vu non pas comme un espace vide à remplir, mais à occuper d'une autre manière, fluctuante, multiple, à laquelle s'opposent des "manières d'être" identifiables ou qualifiables, un spectre de possibilités comme l'entend José Estéban Muñoz dans Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity

 

"La queerness n'existe pas encore. La queerness est une idéalité. En d'autres termes, nous ne sommes pas encore queer. Nous ne toucherons peut-être jamais la queerness, mais nous pouvons la ressentir comme la chaude illumination d'un horizon imprégné de potentialité. Nous n'avons jamais été queer, mais la queerness existe pour nous en tant qu'idéalité qui peut être distillée à partir du passé et utilisée pour imaginer un avenir". 

 

Dans Bodies that Matter (1993), Judith Butler introduit la notion de fissures sociales et culturelles (qui peuvent s'étendre à l'espace). Selon elle, ce sont les échecs du système à assimiler tous les individus dans un récit cohérent qui peuvent être traités comme autant de formes de protestation ou de subversion. Butler semble suggérer que la seule alternative non violente à l'oppression consiste à agir dans ces interstices. 

 

C'est dans les interstices que se trouvent les germes du projet : investir cet espace indéterminé pour permettre à la parole et à l'expérience queer de s'exprimer. 

 

A ces failles, ce manque de représentation dans l’espace urbain s’ajoutent des lacunes mémorielles : un manque de représentation sur une échelle temporelle plus large. L’étude de la temporalité queer permet ainsi d’envisager différents dispositifs (ici cinématographiques) de recouvrement mémoriel.  

 

Une temporalité queer, en opposition à une temporalité hétéronormée, renvoie à une temporalité fragmentée, comprise non pas comme un espace linéaire avec une succession de faits mais comme un espace hétérogène, un "temps extatique" (Muñoz, 2009)  incluant passé, présent et futur. 

 

La temporalité queer peut comprendre un manque où un trauma à sa source, rendant nécessaire une relation par projection, superposant expériences vécues et rêvées, impressions et faits, réalité  et imagination :  un rapport temporel qui donne la possibilité de fictionnaliser le passé, d'investir les lacunes. 

 

Dans Cruising utopia : the then and there of queer futurity (2009), José Esteban Muñoz explore la fabulation comme un moyen pour les individus queer d'échapper aux limites du présent et d'imaginer des futurs alternatifs et utopiques. Il y voit une pratique créative et imaginative qui permet aux personnes queer de transcender les limites d'un "ici et maintenant" insuffisant, un espace de projection, mêlant des expériences de marginalisation et de discrimination à des rêves et des aspirations : 

 

"La fabulation nous aide à imaginer ce que nous ne sommes pas encore, un ici différent de l'actuel. Plus important encore, la fabulation nous permet de visualiser et de produire des formes de subjectivité qui n'existent pas encore. La fabulation est aussi une façon de faire un geste collectif qui exprime le désir d'une vie meilleure et montre comment ce geste peut être constitutif d'une forme de succès politique. " 

 

PROCÉDÉS CINEMATOGRAPHIQUES POSSIBLES POUR L’ATELIER 

 

L’étude de la théorie queer de la spatialité et de la temporalité permet de déceler plusieurs dispositifs cinématographiques d’alternative mémorielle, d’envisager des façons d’investir ces failles, ces moments de rupture. Ces dispositifs peuvent servir, à titre indicatif, d’orienter ou de préparer les participant.es dans leur préparation de l’atelier et leur processus créatif.  Il est possible de s’en inspirer, d’en choisir un ou de les entremêler. 

 

 

DIMENSION SPATIALE DE LA MEMOIRE : SE RÉFÉRER, SE (DÉS)IDENTFIER, RETRANSCRIRE

 

Le rapport à un lieu, un espace, constitue le point de départ d’un rapport au monde, avec son lot d’impressions et de souvenirs, venant enrichir notre mémoire.  Espace d’identification, il peut également être celui de l’opposition, du rejet, espace de désidentification (Muñoz, 1999) ou de désorientation (Ahmed, 2006), celui du rejet de toute forme d’identification, sociale, genrée, sexuelle ou raciale, une forme d’écart par rapport aux normes sociales et aux trajectoires attendues. C’est ce mouvement-là, précisément qui est intéressant, dans la recherche de témoignages mémoriels manquants. 

 

Dans El diablo en la piel (1998), l’artiste Ximena Cuevas nous situe dans un quotidien apparemment anodin, celui de la répétition de gestes domestiques : la préparation d'un repas, la préparation devant le miroir. Mais le regard de l'artiste détourne ce cadre, par un usage extrême de l'artificialité et du registre mélodramatique, proche de l'esthétique camp, offrant un regard satirique sur l'aliénation domestique, où toute tentative d'échapper à ce cadre semble vaine.

 

La dimension politique et militante du geste intime et domestique est ici comprise dans une répétition et une tentative de briser un cycle. Ainsi, par la précision de gestes répétés, Ximena Cuevas place "l'identité contre elle-même", suggérant des significations à travers des connotations discrètes. En effet, par l'utilisation de gestes banals qu'elle subvertit par un traitement de l'artificialité, tant dans l'utilisation d'un registre dramatique exagéré, que dans le rythme du montage, dans le sentiment d'attente provoqué par cette répétition, l'artiste parvient à utiliser l'environnement intime et domestique à des fins critiques. Une sorte d'activisme intime qui opère sur la lecture d'un environnement familier, un "acte de non-reconnaissance tactique", qui démystifie l'attente dominante liée à la sphère domestique. Un activisme désidentifié, dont le sens devient lisible chez certains spectateur.ices déjà en contact avec ces formes d'oppression : certains y verront l'action d'une femme qui tente de se faire pleurer avec du Vaporub, d'autres, une pratique performative du maquillage et du soin, une alliance du soin et de la souffrance dans le même geste, s'attachant une nouvelle fois à tuer l'ange dans la maison (Woolf, 1942). On peut également y voir une forme de désorientation dans un environnement apparemment familier, qui répond à la racine du mot queer qui désigne ce qui ne s'aligne pas, ce qui par extension désoriente, altère un certain ordre du monde.

 

Désidentificationdésorientation, ces dispositifs s’attachent à rejeter une identité fixe et monolithique dans un cadre spatial qui encadre et constitue cette intimité.  

 

 

 

DIMENSION CORPORELLE ET INTIME DE LA MÉMOIRE : SENTIR, RÉPÉTER, INCARNER 

 

Elisabeth Freeman écrit qu’une temporalité queer peut trouver son origine dans une relation corporelle au temps, dans la recherche d'une autre façon d'être dans le présent, dans la reconsidération de ce que signifie être politiquement présent. Situer le corps comme agent politique et historique, c'est provoquer des moments de rupture face à une conception homogène du temps. Elisabeth Freeman parle de la capacité du cinéma expérimental à générer ces moments, à renverser des moments de latence ou d'échec historique. 

 

Cette mémoire par le corps peut s’exercer en utilisant une approche sensorielle pour se référer à une trace mémorielle, ou bien en rejouant une scène vécue ou vue, un geste, un discours… 

 

Dans Vers le soleil (2019), Nour Ouayda, évoquant la mémoire de la guerre civile libanaise, travaille à la fois sur une fabulation de la trace matérielle, tangible, et une approche sensorielle de l’archive. Nous plaçant dans un musée archéologique, la voix d’un audioguide en off, la réalisatrice subvertit progressivement un environnement codifié, par le long temps d'observation de la matière, des artefacts, un rapport insistant sur celle-ci qui décentre notre regard et active l'imaginaire, nourri par la voix qui nous incite à la toucher, voire à la lécher.  

 

Dans Ob Scena (2021), Paloma Orlandini Castro joue sur la désorientation dans la sphère intime comme d'un acte militant. Dans cet essai sur la sexualité féminine, où l'artiste revient sur les moments marquants de son parcours sexuel et dissèque les classifications et les violences à l'œuvre, tant dans des images pornographiques mainstream que dans des ouvrages scientifiques des années 1980. Une réflexion sur le contrôle social qui imprègne la représentation de la sexualité et ses effets sur notre intimité, s’opère à plusieurs niveaux. Tout d'abord, par le refus de l'opposition binaire entre l'intime et le public, par la répétition d'une performance artistique existante, reproduite par la réalisatrice, face caméra, introduisant dans la sphère intime une image médiatisée qu’elle se réapproprie et subjectivise. Également, par le mélange de différents régimes discursifs : corporel, médiatique, personnel, compliquant la distinction entre sujet et traitement et accentuant l'impression de fragmentation et de contamination mutuelle entre l'intime et le public. 

 

DIMENSION TEMPORELLE DE LA MEMOIRE : TRANSFORMER, RÉASSEMBLER, FABULER 

 

La constitution de la mémoire elle-même passe aussi par la relation que l'on peut entretenir avec les images d'archives, qu'elles soient ou non constituées en corpus. La (re)lecture subjective et intime de ces représentations culturelles, le rapport et l'interprétation que nous en faisons, constituent en soi une autre forme de témoignage mémoriel. 

 

Dans Rien n’oblige à répéter l’histoire (2014), Stéphane Gérard s'intéresse, 40 ans après, aux émeutes de Stone Wall, à la communauté que ce mouvement a engendrée et à sa survie militante aujourd'hui. Dans Queer Historical Mixtape (2016) de Celeste Chan, réalisé à partir d'images d'archives de la San Francisco GLBT Historical Society, la réalisatrice pointe, à travers la sélection et le retravail de certaines images, les déséquilibres au sein du mouvement de libération gay, tels que la gentrification urbaine ou le contrôle des corps racialisés. Ces deux films interrogent le rapport à ces images, à leur usage, dans leur tension entre le public et le privé, entre le registre institutionnel, l'historicisation des luttes politiques, le devoir collectif de mémoire et la dimension intime du geste de réappropriation ou de recyclage de la trace.

 

La fabulation, comme acte mémoriel, est une autre forme de geste qui, au-delà de la mise en évidence des lacunes dans la représentation de certains récits, permet d'enrichir un imaginaire commun, en ajoutant d'autres points de vue sur le même événement, à la même époque. 

 

Dans Against the tyranny of the fact: Autofabulation as a queer strategy of resistance (Loiseau, 2022), Benoît Loiseau Loiseau montre le rôle de l'auto fabulation comme stratégie queer particulièrement puissante, une ruse fictionnelle qui sape l'évidence, l'opposition entre le fait et l'anecdote. S'appuyant sur les écrits de Gilles Deleuze, il rappelle la dimension politique de la fabulation, qui correspond à un ensemble d'énonciations collectives, reliant l'individu à une collectivité, la rendant immédiatement politique : 

 

"La fabulation n'est pas un mythe impersonnel, mais elle n'est pas non plus une fiction personnelle : c'est un discours en acte, un acte de parole par lequel le personnage franchit sans cesse la frontière qui séparerait ses affaires privées de la politique, et qui produit à son tour des énonciations collectives. "

 

Dans 2076 (Elegy), l'artiste Karly Stark représente un cyborg qui visualise des images enregistrées par sa grand-mère. À travers la fabulation et des archives personnelles, la réalisatrice interroge la transmission de l'histoire familiale et de l'identité queer à travers le cinéma.  L'utilisation du témoignage intime et de l'auto-fabulation servent ici une vision queer et militante : une utilisation de l'autobiographie contre elle-même, la performance du moi en lieu et place de la corporalité. 

 

Ancre 1
MÉTHODE RECHERCHE
UNE APPROCHE PAR LA THÉORIE QUEER
PROCÉDÉS
MÉMOIRE SPATIALE
MÉMOIRE CORPORELLE
MÉMOIRE TEMPORELLE
bottom of page